
« En cette année 1974, le céramiste, sculpteur, muraliste, peintre Jordi Bonet, Catalan résident et citoyen reçu au Canada français, est venu à Santanyí. Ma première rencontre avec lui avait eu lieu lorsque Tàpies était présenté à la Foire internationale de New York. Sa venue à Santanyí (deux fois en six mois, pour un séjour d’une semaine à chaque fois) avait pour but que j’écrive un livre d’art portant sur l’ensemble de son imposante œuvre, éparpillée un peu partout au Canada français, au Canada de langue anglaise et aux États-Unis.
Il m’a apporté tout son matériel, mille diapositives, trois cents photos de grand format. J’ai travaillé près d’un an sur la maquette. Lorsque je l’ai terminée, Jordi Bonet m’a demandé de commencer tout de suite la rédaction et, pour célébrer le projet, nous avons voyagé à travers Majorque en compagnie de son fils Llorenç, qui avait seize ans. De cette rencontre est née Has vist, algun cop, Jordi Bonet, Ca N’Amat a l’ombra ? publiée aux Éditions Borràs, de Barcelone, en 1976. »
Bonet, Blai (2014). Dietaris. Pollença: El Gall Editor, pages 387-388.
Has vist, algun cop, Jordi Bonet, Ca n’Amat a l’ombra?
En raison de la présentation du livre Tàpies, de Blai Bonet, à la Foire internationale de New York en 1964, Jordi Bonet a contacté l’auteur et poète majorquin pour lui proposer de créer un livre grand format portant sur la totalité de son œuvre, mais ce catalogue n’a jamais vu le jour. Toutefois, à la suite de cet échange et grâce à l’impact de l’œuvre et de la personnalité de Jordi Bonet sur le poète, ce dernier a publié le recueil Has vist, algun cop, Jordi Bonet, Ca N’Amat a l’ombra ? en 1976.
Le livre est explicitement dédiée à la murale du Grand Théâtre :
Al mural catalanat,
« La Mort », « L’Espai », « La llibertat »,
que Jordi Bonet, barceloní i canadenc,
ha esculpit, com una lliçó sobre el VEURE,
al Gran Teatre de Quebec.B. B.
La préface de cette publication présente, aux lecteurs catalans, la murale de Jordi Bonet et la polémique de la phrase « Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves ! C’est assez ! » gravée sur l’un de ses trois murs :
« Le lien qui unit Jordi Bonet et Blai Bonet n’en est pas un de parenté consanguine, mais plutôt de solide amitié mutuelle. […].
En 1969, le gouvernement provincial a donné à Jordi Bonet le mandat de créer des murales pour le Grand Théâtre de Québec, cet imposant édifice culturel que l’on construisait avec enthousiasme dans la Vieille Capitale afin de répondre à un besoin profond et longtemps ressenti. Les trois murales — la Mort, l’Espace et la Liberté — forment un ensemble d’immense audace plastique de près de mille mètres carrés.
Dans le présent livre de Blai Bonet, ce triptyque constitue par moments une sorte de trame de fond que l’on entrevoit parmi les mots, les images et les thèmes forts du poète. Ainsi la mort, l’espace et la liberté côtoient souvent d’autres concepts : la vie, l’homme actuel, l’homme ancien, l’Homme et l’homme ‘de cette mer où se jette le Jourdain’.
Jordi Bonet a gravé quelques inscriptions dans ses murales. Parmi elles, on trouve les vers du québécois Claude Péloquin : « Vous êtes pas écœurés de mourir, bande de caves ! C’est assez ! » Ce graffiti — particulièrement le qualificatif de « caves » — a été interprété par un important secteur de la société québécoise, mené par un célèbre auteur local, comme une insulte qu’un poète underground et un artiste étranger s’étaient permis d’envoyer à la population.
Le poète et l’artiste ont en vain répété, devant tout le monde, qu’il fallait tenir compte de l’ensemble de l’œuvre et des autres inscriptions et que ces mots, sculptés dans un coin de la murale de la Mort, étaient en fait un cri désespéré d’amour lancé au visage de toute notre humanité, pour voir si celle-ci ne parviendrait pas à se redresser et pour qu’elle commence soudain à vivre debout ; pour voir si l’on ne mettrait pas un terme aux guerres fratricides au Vietnam, et à tant d’autres conflits meurtriers […]. Ces explications, et d’autres encore, ont été en bonne partie inutiles. À Québec, la polémique a fait tache d’huile. Il y a eu des interventions à l’Assemblée nationale, des campagnes à la radio, à la télévision, dans la presse, des pétitions, des motions, des avalanches de lettres dans les journaux, des manifestations, des débats publics, des comités… D’un côté, on exigeait le retrait de ces mots à grands coups de pic ; de l’autre, on préconisait de laisser l’œuvre intacte. C’est ainsi que cet énorme nuage d’opinions s’est peu à peu centré autour de la question de la liberté de création et le droit de l’artiste à l’intégrité de son œuvre, laquelle ne devrait être sujette à aucune mutilation ou censure. Finalement, le bon sens s’est imposé.
Les mots de Péloquin continuent de projeter leur cri puissant depuis la murale de Jordi Bonet au Grand Théâtre. Ce débat est admirable pour nous qui, durant tant d’années, avons enduré une censure effrénée qui étouffait l’expression spontanée des idées et des courants de pensée et dont nous subissons encore aujourd’hui les conséquences.
Cette œuvre littéraire de Blai Bonet vient rappeler ces faits et rend hommage au créateur de la murale du Grand Théâtre de Québec. »
Dans Poesia insular de postguerra (Poésie insulaire de l’après-guerre), la professeure de l’Universitat de les Illes Balears (UIB), Margalida Pons, analyse Has vist algun cop Jordi Bonet Ca n’Amat a l’ombra ? de Blai Bonet.
Pons explique que la critique de cette œuvre a été surtout très négative. Seul Josep Albertí s’érige comme grand défenseur du recueil, au point de situer Blai Bonet « dans une des meilleures positions de la littérature catalane contemporaine ».
Le critique littéraire Josep Albertí considère que Has vist algun cop Jordi Bonet Ca n’Amat a l’ombra ? a été aussi mal compris à cause du « contexte de culture en état de constante répression » qui était celui des années 1970 en Catalogne et aux îles Baléares. Selon lui, les facteurs principaux qui ont nui à la compréhension et, par conséquent, à un accueil plus chaleureux de l’ouvrage seraient « l’intégration de méthodes structurelles d’écriture, la combinaison de différents langages (familier, littéraire, argot, soutenu et dialectal), l’expression des préoccupations spirituelles, historiques et sociales de l’auteur. »
Selon Mme Pons, « le long titre, rempli d’incises, est un reflet fort fidèle de la texture du livre : un long poème sans divisions où l’auteur mêle réflexion métaphysique, discours populaire, onomatopée s’étirant jusqu’à se diluer dans une sorte d’écriture automatique, blague vulgaire, confessions et hallucination. »
Quant au choix d’un artiste comme Jordi Bonet pour trame de fond de son œuvre, Margalida Pons affirme que ce choix serait assez logique. En effet, ce serait très cohérent compte tenu « de la qualité plastique de sa poésie ainsi que de son admiration pour Tàpies, pour l’art roman et pour la peinture de la Matière. »